Chapitre 22
Zedd ouvrit les yeux et remarqua aussitôt qu’une délicieuse odeur de soupe aux épices flottait dans l’air. Sans bouger la tête, il regarda prudemment autour de lui. Chase gisait à ses côtés, tous les murs portaient des ossements en guise de décoration et le fragment de ciel qu’il voyait à travers une fenêtre était noir. Regardant sa poitrine, il découvrit qu’elle aussi était couverte d’os. Toujours sans remuer, il les fit léviter puis flotter loin de lui et se poser en douceur sur le sol. Ensuite, silencieux comme une ombre, le vieux sorcier se leva.
Il y avait des os d’animaux dans toute la maison !
Zedd se retourna et sursauta quand il se retrouva face à une femme qui venait également de pivoter sur elle-même.
Terrorisés, ils crièrent tous les deux en levant au ciel leurs bras décharnés.
— Qui êtes-vous ? demanda Zedd, son regard rivé dans les yeux blancs de la femme.
— Je suis Adie, répondit-elle d’une voix rauque. Vous m’avez fichu une de ces trouilles ! Normalement, vous n’auriez pas dû vous réveiller si vite.
— Combien de repas ai-je manqué ? demanda le sorcier en lissant sa robe.
Le front plissé, Adie l’étudia de pied en cap.
— Beaucoup trop, à voir les os qui pointent sous votre peau !
Souriant, Zedd étudia à son tour la dame des ossements.
— Vous êtes très agréable à regarder, dit-il. (Il s’inclina, fit un baisemain à Adie, se redressa, le torse bombé, et leva un index squelettique.) Zeddicus Zu’l Zorander, pour vous servir, noble dame ! (Il baissa les yeux.) Qu’est-il arrivé à votre jambe ?
— Rien. Elle est parfaite.
— Pas celle-là, l’autre ! insista Zedd.
Adie regarda son moignon de pied.
— Ah, oui… Elle ne va pas jusqu’au sol, c’est tout. Mais pourquoi me faites-vous ces yeux-là ?
— Eh bien, j’espère que la leçon – dont j’ignore tout – vous profitera, car il ne vous reste plus qu’un pied. Quant à mes yeux, après avoir été affamés, ils ont droit à un véritable festin !
— Sorcier, voulez-vous un bol de soupe ? demanda Adie avec un petit sourire.
— Je me demandais quand vous poseriez cette question, magicienne !
Il la suivit jusqu’au chaudron qui pendait dans la cheminée. Quand elle eut servi deux bols de soupe, il les porta jusqu’à la table et s’assit. Après avoir posé sa béquille contre un mur, Adie prit place en face de son invité, coupa deux grosses tranches de pain et les poussa vers lui.
Zedd attaqua férocement sa soupe. Mais il s’immobilisa après avoir englouti sa première cuillerée et leva les yeux.
— C’est Richard qui a cuisiné ça, dit-il, la deuxième cuillerée immobile à mi-chemin entre le bol et ses lèvres.
Adie se coupa du pain et le trempa dans sa soupe.
— Exact. Vous avez de la chance, la mienne est moins bonne.
Zedd reposa sa cuiller.
— Et où est notre maître queux ?
Adie goba le morceau de pain et le mâcha soigneusement avant de répondre :
— La Mère Inquisitrice et lui ont emprunté le passage qui conduit aux Contrées du Milieu. Votre ami la connaît seulement sous le nom de Kahlan. Il ignore sa véritable identité…
Elle lui raconta comment les deux jeunes gens avaient déboulé chez elle, réclamant de l’aide pour leurs amis inconscients.
Zedd se régala de pain et de fromage sans perdre une miette du récit d’Adie. Quand elle précisa l’avoir maintenu en vie avec du gruau, il ne put s’empêcher de faire la grimace.
— Le Sourcier m’a chargé d’un message pour vous : il ne pouvait pas attendre votre réveil, mais il sait que vous comprendrez. Il m’a aussi chargée de dire à Chase de retourner à Hartland et de préparer des défenses contre l’armée de Rahl. Richard était ennuyé de ne pas connaître votre plan, mais l’urgence l’a forcé à partir.
— C’est aussi bien… souffla Zedd. Il n’y avait pas de place pour lui dans mon plan…
Sur ces mots, le vieil homme s’attaqua sérieusement au dîner. Une fois son premier bol fini, il alla s’en servir un deuxième. Il proposa de remplir aussi celui d’Adie, mais elle n’avait pas fini le sien, plus occupée à dévisager son invité qu’à manger. Quand Zedd se rassit, elle poussa vers lui d’autres tranches de pain et de fromage.
— Richard vous cache quelque chose, dit-elle abruptement. S’il n’y avait pas cette histoire, avec Rahl, je n’en aurais pas parlé. Mais là, il me semble que vous devez le savoir.
À la lumière de la lampe à huile, le visage encadré de cheveux blancs de Zedd ne semblait plus si émacié, et il en émanait une grande force. Il reprit sa cuiller, regarda pensivement la soupe, puis releva les yeux vers Adie.
— Comme vous le savez, nous avons tous des secrets, et les sorciers encore plus que les autres. Si nous connaissions tout sur nos contemporains, le monde deviendrait invivable… Et il n’y aurait plus aucun plaisir à révéler nos pensées intimes à autrui. Les cachotteries d’une personne en qui j’ai confiance ne m’inquiètent pas. Et Richard n’a rien à redouter des miennes. C’est ça, l’amitié…
— Pour son salut, dit Adie, espérons que vous n’avez pas accordé à tort votre confiance. Je détesterais éveiller la colère d’un sorcier.
— Pour un membre de ma confrérie, je suis du genre inoffensif.
— Un mensonge, souffla Adie.
Zedd se racla la gorge et changea promptement de sujet.
— Je vous remercie de vous être occupée de moi, noble dame, dit-il.
— Ça, c’est la vérité !
— Et d’avoir aidé mes jeunes amis, ainsi que le garde-frontière. Je vous suis redevable…
— Un jour, peut-être pourrez-vous me rendre la pareille…
Zedd remonta les manches de sa robe et continua à manger sa soupe – moins voracement qu’avant, toutefois. La magicienne et lui ne se quittèrent pas du regard. Le feu crépitait dans la cheminée ; dehors, des insectes nocturnes bourdonnaient. Chase continuait à dormir.
— Depuis quand sont-ils partis ? demanda Zedd.
— Voilà une semaine qu’ils vous ont laissés à ma garde, Chase et vous…
Zedd finit son repas et poussa le bol loin de lui. Les mains croisées sur la table, il regarda ses deux pouces se percuter en rythme. Sur sa crinière blanche, les reflets de la lampe dansaient une étrange farandole.
— Richard a-t-il dit comment j’étais censé le retrouver ?
Adie ne répondit pas tout de suite. Le sorcier attendit, continuant son manège avec ses pouces.
— Je lui ai donné une pierre de nuit, dit enfin la dame des ossements.
Zedd se leva d’un bond.
— Quoi ?
— Vous auriez voulu que je l’envoie dans le passage sans rien pour s’éclairer ?
Le vieil homme posa ses poings sur la table et s’appuya dessus pour se pencher vers Adie.
— L’avez-vous prévenu ?
— Bien sûr…
— Comment ? Avec une de vos énigmes à la noix ?
Adie prit deux pommes et en lança une à Zedd, qu’il immobilisa dans les airs – un sort élémentaire pour lui. Le fruit en suspension tournait lentement sur lui-même.
— Asseyez-vous, sorcier, dit Adie, et assez de frime ! (Pendant que Zedd obéissait, la dame des ossements mordit à belles dents dans sa pomme.) Je n’ai pas voulu l’effrayer davantage. Je l’ai averti avec une énigme qu’il comprendra plus tard, quand il aura traversé le passage.
Les doigts malingres de Zedd se refermèrent sur la pomme flottante.
— Fichtre et foutre, Adie, vous ne comprenez pas ! Richard a toujours détesté les énigmes. Il les tient pour un affront à l’honnêteté. Par principe, il ne les résout pas, il les ignore !
La pomme émit un étrange grincement quand il la mordit.
— Le Sourcier est là pour débrouiller les énigmes, rappela Adie. C’est son travail !
— Les énigmes de la vie, pas les charades, dit Zedd. Il y a une grande différence.
— Zedd, j’ai essayé d’aider ce gamin. Je veux qu’il réussisse ! Jadis, j’ai perdu mon pied dans le passage. À ma place, il n’aurait pas survécu. Si le Sourcier succombe, nous serons tous perdus. Croyez-moi, je ne lui veux aucun mal.
— Je sais, Adie… Je n’ai jamais dit que vous vouliez lui nuire. (Il prit la main de la dame des ossements.) Tout ira bien, vous verrez…
— J’ai été idiote, gémit Adie. Richard m’a dit qu’il détestait les énigmes, mais je n’y ai pas prêté attention. Zedd, vous devriez tenter de le repérer par l’intermédiaire de la pierre de nuit. Ainsi, nous saurons s’il a réussi.
Le sorcier ferma les yeux, posa le menton sur sa poitrine et prit trois grandes inspirations. Puis il cessa de respirer un long moment. Autour d’eux résonna l’écho d’un vent qui balayait une plaine déserte. Un son sinistre et obsédant. Quand le phénomène cessa, la poitrine du sorcier recommença à se soulever. Il releva la tête et rouvrit les yeux.
— Richard a traversé le passage, dit-il. Il est dans les Contrées du Milieu.
— Je vous donnerai un os, fit Adie, visiblement soulagée, pour que vous puissiez le rejoindre sans courir de risque. Partez-vous sur-le-champ à sa recherche ?
Zedd contempla la table, histoire de ne pas croiser le regard de la dame des ossements.
— Non, répondit-il. Il devra se débrouiller seul. Après tout, c’est lui le Sourcier. Si nous voulons arrêter Rahl, une mission capitale m’attend… ailleurs. Espérons que Richard saura éviter les ennuis jusque-là…
— Encore des secrets ? demanda Adie.
— Oui. Il faut que j’y aille…
Adie tendit une main et caressa la joue parcheminée du vieil homme.
— Il fait nuit, dehors…
— C’est vrai…
— Pourquoi ne restez-vous pas jusqu’au matin ?
— Vous voulez que je dorme ici ?
— Je me sens parfois si seule…
— Eh bien, fit Zedd, rayonnant, partir à l’aube semble en effet plus raisonnable. (Il fronça soudain les sourcils.) Ce n’est pas une de vos énigmes ?
Adie secoua la tête.
— J’ai mon rocher-nuage avec moi… Si je vous invitais ?
La dame des ossements eut un sourire timide.
— J’adorerais ça…
Zedd s’assit, prit la pomme délaissée par sa nouvelle amie et la mordit à belles dents.
— Nue ? demanda-t-il, plein d’espoir.
Le vent et la pluie faisaient onduler les herbes hautes de la plaine où se dressaient de rares arbres – surtout des bouleaux et des aulnes. Kahlan étudia la végétation et conclut qu’ils approchaient du territoire du Peuple d’Adobe. Derrière elle, Richard marchait en silence sans la quitter des yeux, protecteur comme à son habitude.
Elle n’était pas ravie de le conduire chez le Peuple d’Adobe, mais il avait raison : ils devaient savoir où chercher la boîte, et personne d’autre, dans les environs, ne pouvait les mettre sur la bonne voie. L’automne avançait et le temps pressait. Mais si le Peuple refusait de les aider, ils auraient perdu de précieuses journées…
Il y avait pire. Si elle doutait que ces gens osent tuer une Inquisitrice, même sans un sorcier pour la protéger, elle ignorait s’ils auraient autant de scrupules face à un Sourcier.
Kahlan n’avait jamais voyagé dans les Contrées du Milieu sans sorcier à ses côtés. Aucune Inquisitrice ne s’y serait risquée, car c’était trop dangereux. Bien sûr, Richard était un meilleur protecteur que Giller, le dernier homme de l’Art qu’on lui avait affecté. Hélas, il y avait un problème. C’était elle qui devait le défendre, pas l’inverse ! Elle ne pouvait pas l’autoriser à risquer sa vie pour elle. Dans le combat contre Rahl, il était beaucoup plus important qu’elle… Kahlan avait juré de défendre le Sourcier— Richard ! – au péril de son existence. Jamais elle n’avait été plus sincère. S’il fallait un jour choisir, c’était elle qui devrait mourir…
De chaque côté du chemin, devant eux, se dressaient deux poteaux couverts de peau séchée zébrée de traits de peinture rouge. Richard s’arrêta et regarda les crânes posés sur ces totems.
— Un avertissement ? demanda-t-il en tapotant celui de gauche.
— Non. Ce sont les crânes d’ancêtres très honorés. Ils surveillent le pays du Peuple d’Adobe. Il faut être très respecté pour recevoir ce traitement après sa mort.
— Voilà qui ne semble pas menaçant… Ces gens seront peut-être contents de nous voir, tout compte fait !
— Pour être respecté à ce point, précisa Kahlan, tuer des étrangers est un très bon moyen. (Elle regarda attentivement les crânes.) Mais ça n’est pas une menace, plutôt un code d’honneur spécifique du Peuple d’Adobe…
Richard retira vivement sa main du poteau.
— Voyons s’ils veulent nous aider, dit-il. Comme ça, ils pourront continuer à vénérer leurs ancêtres et à chasser les étrangers.
— N’oublie pas qu’ils refuseront peut-être de s’en mêler. Si c’est leur décision, tu devras la respecter. Ils font partie des innocents que je veux sauver. Je t’interdirai de leur nuire.
— Kahlan, je n’en ai ni l’envie ni l’intention. Mais ne t’inquiète pas, ils coopéreront. C’est dans leur intérêt.
— Ils ne verront peut-être pas les choses comme ça, insista Kahlan. (La pluie avait cessé, remplacée par un brouillard glacial. La jeune femme releva sa capuche.) Richard, jure que tu ne leur nuiras pas !
Le Sourcier releva aussi sa capuche, plaqua les mains sur ses hanches et eut un demi-sourire.
— Maintenant, je sais ce qu’on éprouve…
— Quand ? demanda Kahlan, méfiante.
— J’avais la fièvre à cause de la liane-serpent et je t’ai demandé de ne pas t’en prendre à Zedd. À présent, je sais ce que tu as ressenti quand tu n’as pas pu le promettre.
Kahlan sonda les yeux gris de Richard et pensa qu’arrêter Rahl comptait plus que tout au monde. Elle songea aussi à toutes les victimes innocentes qu’il avait déjà sur la conscience…
— Et moi, dit-elle, je sais enfin ce que tu as éprouvé quand j’ai refusé de promettre. T’es-tu aussi senti idiot d’avoir demandé ?
— Quand j’ai mesuré les enjeux, oui. Et surtout en comprenant que tu n’étais pas le genre de personne qui maltraite les autres gratuitement. Alors, je me suis trouvé stupide d’avoir douté de toi.
Kahlan se reprochait aussi de ne pas avoir fait confiance à son compagnon. Mais elle savait qu’il se fiait beaucoup trop à elle.
— Désolée… Je devrais te connaître mieux que ça.
— Pour les convaincre de nous aider, tu as une idée ?
Kahlan avait rendu plusieurs visites au Peuple d’Adobe – jamais sur invitation. Ces hommes n’auraient à aucun prix demandé l’intervention d’une Inquisitrice. Mais la jeune femme et ses collègues tenaient à rencontrer régulièrement tous les peuples des Contrées. Avec elle, les Hommes d’Adobe s’étaient montrés polis et pas du tout effrayés. Mais ils lui avaient fait comprendre qu’ils entendaient s’occuper seuls de leurs affaires et n’accepteraient aucune intervention extérieure. Sur eux, des menaces n’auraient pas d’effet.
— Le Peuple d’Adobe convoque de temps en temps le conseil des devins. Je n’ai jamais pu y assister. Parce que je suis une étrangère, peut-être. Ou à cause de mon sexe. Ce groupe, comme son nom l’indique, devine les solutions aux problèmes qui frappent le village. Mais le conseil ne se réunira pas sous la menace. Tu devras être très convaincant, Richard.
— Avec ton aide, je réussirai. Il le faut !
Kahlan recommença à marcher. Une interminable procession de nuages noirs torturés survolait la plaine. Au-delà, le ciel était plus dégagé. Ce voile sombre omniprésent pesait comme une chape de plomb sur le paysage monotone – et sur les épaules des voyageurs.
Ils arrivèrent devant une rivière gonflée par la pluie dont les eaux boueuses venaient se fracasser en rugissant contre les deux troncs d’arbres qui faisaient office de pont. En traversant, Kahlan sentit la puissance des flots qui faisait vibrer les troncs sous ses bottes. Elle avança prudemment, car le bois mouillé était glissant et l’absence de main courante – une simple corde aurait fait l’affaire – ne lui facilitait pas la tâche. Quand Richard lui tendit la main pour l’aider, elle s’empressa de profiter de cette occasion de sentir sa paume contre la sienne.
Ensuite, elle accueillit chaque cours d’eau à traverser comme une petite fête, et guetta le suivant avec impatience. Mais aussi douloureux que ce fut, elle ne pouvait pas encourager les sentiments que Richard éprouvait pour elle. Être une femme comme les autres aurait été si merveilleux ! Hélas, ce n’était pas le cas. Kahlan restait une Inquisitrice. Pourtant, de temps en temps, elle pouvait l’oublier… et faire semblant.
Elle aurait préféré que Richard marche près d’elle. Mais il restait derrière pour la protéger et sonder inlassablement les environs. En terrain inconnu, il ne tenait rien pour acquis et se méfiait de tout. En Terre d’Ouest, Kahlan avait réagi comme lui. Raison de plus pour le comprendre !
Richard risquait sa vie pour combattre Rahl. Confronté à des périls mystérieux, il avait raison de se méfier. Dans les Contrées, les gens prudents ne survivaient déjà pas très longtemps. Les téméraires, eux, tombaient comme des mouches.
Après qu’ils eurent traversé un nouveau ruisseau, alors qu’ils s’engageaient dans les herbes hautes, huit hommes leur barrèrent la route. Kahlan et Richard s’arrêtèrent net.
Le corps presque entièrement couvert de fourrures, les huit costauds portaient sur le visage et sur les autres parties dénudées de la peau une espèce de boue gluante que la pluie ne parvenait pas à laver. Cette étrange matière couvrait aussi leurs cheveux, ainsi plaqués sur leurs crânes. Avec les broussailles fixées à leurs vêtements – et glissées sur toute la circonférence de leur serre-tête – ils devenaient invisibles dès qu’ils s’accroupissaient.
L’air sinistre, ils regardèrent les deux intrus sans dire un mot. Kahlan reconnut plusieurs membres de ce groupe de chasseurs…
Le plus âgé, Savidlin, un gaillard noueux et puissant, approcha de Kahlan. Ses compagnons attendirent, leurs lances et leurs arcs au repos, mais prêts à servir si nécessaire. Sans se retourner, la jeune femme souffla à son compagnon de rester calme et de lui obéir aveuglément.
— Que la force accompagne l’Inquisitrice Kahlan, dit l’homme en s’arrêtant devant elle.
— Qu’elle accompagne aussi Savidlin et son peuple, répondit Kahlan dans le langage du Peuple d’Adobe.
Savidlin la gifla de toutes ses forces. Sans se démonter, elle riposta par une claque aussi magistrale.
La note métallique de L’Épée de Vérité retentit aussitôt. Kahlan fit volte-face à la vitesse de l’éclair.
— Richard, non ! cria-t-elle. (Elle saisit les poignets du Sourcier pour le forcer à baisser son arme.) Je t’ai dit de ne pas t’énerver et de m’obéir !
Richard cessa de fixer Savidlin et chercha le regard de Kahlan. Dans ses yeux, elle vit une colère primale : celle de la magie prête à tuer. Il serra si fort les dents que les muscles de ses mâchoires saillirent.
— Et s’ils te coupent la gorge, devrai-je leur tendre la mienne ?
— C’est leur façon de se saluer. Une manière de montrer qu’on respecte la force de quelqu’un…
Richard ne sembla pas tout à fait convaincu.
— Excuse-moi de ne pas t’avoir averti. Richard, rengaine ton épée !
Avec un grognement haineux, le Sourcier obéit. Soulagée, Kahlan se retourna vers Savidlin – et sentit son compagnon se placer aussitôt à ses côtés.
Les huit hommes avaient regardé la scène sans broncher. Si les mots leur étaient inconnus, nul doute qu’ils avaient compris ce qui se passait.
— Qui est l’homme au sang chaud ? demanda Savidlin dans son dialecte.
— Il s’appelle Richard. C’est le Sourcier de Vérité.
Des murmures coururent dans les rangs des chasseurs.
— La force accompagne Richard le Sourcier !
Quand Kahlan eut traduit ses paroles, Savidlin se campa devant Richard et lui flanqua un formidable coup de poing. La riposte du Sourcier envoya le chasseur voler dans les airs. Il atterrit sur le dos et ne bougea plus.
Les lances et les arcs se levèrent. Richard foudroya les chasseurs du regard pour les dissuader d’aller plus loin.
Savidlin se redressa sur une main et se massa le menton de l’autre.
— Personne n’a jamais montré autant de respect pour ma force ! Voilà un vrai sage ! dit-il en souriant.
Ses compagnons éclatèrent de rire. Kahlan mit une main devant sa bouche pour dissimuler son hilarité.
La tension se dissipa.
— Qu’a-t-il dit ? demanda Richard.
— Que tu le respectes beaucoup et que tu es un vrai sage. Je crois que tu viens de te faire un ami !
Savidlin tendit une main à Richard pour qu’il l’aide à se relever. Non sans méfiance, le Sourcier se plia à ce petit jeu. Une fois debout, Savidlin lui flanqua une claque dans le dos et lui passa un bras autour des épaules.
— Je suis ravi que tu admires ma force, mais j’espère que tu ne la respecteras jamais davantage ! (Les chasseurs s’esclaffèrent de plus belle.) Désormais, pour le Peuple d’Adobe, tu seras Richard Au Sang Chaud !
Kahlan essaya de traduire sans s’étouffer de rire. Ses hommes continuant à ricaner, Savidlin se tourna vers eux.
— Vous aimeriez peut-être saluer mon nouvel ami, et savoir à quel point il respecte votre force ?
Tous tendirent les bras et secouèrent vigoureusement la tête.
— Non, dit l’un d’eux, il t’a montré assez de respect pour nous satisfaire tous !
Savidlin se tourna vers Kahlan.
— Comme toujours, l’Inquisitrice Kahlan est la bienvenue parmi nous. (Il désigna Richard d’un signe de tête.) C’est ton compagnon ?
— Non ! s’écria Kahlan.
— Alors, fit Savidlin, soudain tendu, es-tu venue pour en choisir un parmi nos hommes ?
— Non, répéta Kahlan.
Savidlin ne cacha pas son soulagement.
— Tu voyages avec des gens dangereux, Inquisitrice…
— Pas pour moi, Savidlin. Seulement pour ceux qui voudraient me faire du mal…
Savidlin sourit puis inspecta Kahlan des pieds à la tête.
— Tu portes des habits étranges… Ce ne sont pas les mêmes que la dernière fois…
— Dessous, je ne suis pas différente, dit Kahlan en approchant un peu du chasseur pour souligner son propos. C’est tout ce que tu as besoin de savoir !
Savidlin recula d’un pas et plissa les yeux.
— Et que viens-tu faire chez nous ?
— Vous apporter de l’aide et vous en demander. Un homme prétend imposer son joug au Peuple d’Adobe. Le Sourcier et moi voulons qu’il continue à être libre. Nous avons besoin de la sagesse et de la force de ton peuple pour mieux combattre.
— Le Petit Père Rahl ! lança triomphalement Savidlin.
— Tu le connais ?
— Un homme est venu chez nous. Il disait être un « missionnaire » et il voulait nous éclairer sur la sainteté du Petit Père Rahl. Nous l’avons écouté pendant trois jours… avant d’être fatigués de l’entendre.
Kahlan se raidit et regarda les autres chasseurs, réjouis par l’évocation du missionnaire.
— Que lui est-il arrivé après ces trois jours ? demanda-t-elle à Savidlin.
— C’était un homme bon. Très bon, même…
— Que raconte-t-il ? souffla Richard à l’oreille de Kahlan.
— Ils veulent savoir pourquoi nous sommes là. Et ils ont entendu parler de Darken Rahl…
— Dis-leur que je veux une réunion du conseil des devins !
— J’allais y venir… Adie ne se trompait pas : tu n’es pas du genre patient !
— Non, elle avait tort, assura Richard. Je suis très patient, mais pas franchement tolérant. Il y a une différence…
— Alors, je t’en prie, fit Kahlan tout en souriant à Savidlin, ravale ton intolérance pour le moment, et ne montre plus ton respect à personne ! Je sais ce que je fais, et ça se passe très bien. Alors, ne me mets pas de bâtons dans les roues !
Le Sourcier capitula, mais il croisa les bras pour témoigner de sa frustration.
Quand Kahlan se retourna vers le chef des chasseurs, il la dévisagea intensément et posa une question qui la prit au dépourvu.
— Richard Au Sang Chaud nous a-t-il apporté la pluie ?
— Eh bien, on peut présenter les choses comme ça… (Ne sachant que dire, Kahlan opta pour la vérité.) Les nuages le suivent.
Savidlin hocha la tête sans la quitter des yeux. Mal à l’aise sous ce regard, la jeune femme réorienta la conversation sur l’objet de leur visite.
— Savidlin, c’est sur mon conseil que le Sourcier vient chez vous. Il n’est pas là pour nuire à ton peuple ou se mêler de ses affaires. Tu me connais. J’ai séjourné ici, et j’ai toujours fait montre d’un grand respect pour le Peuple d’Adobe. À part pour une raison impérieuse, je n’aurais pas amené un étranger ici. Mon ami, le temps nous manque…
— Comme je l’ai déjà dit, déclara Savidlin après une courte réflexion, tu es la bienvenue chez nous. Et Richard Au Sang Chaud aussi !
Les autres hommes approuvèrent cette décision, car ils semblaient apprécier Richard.
Ils rassemblèrent leurs affaires, puis récupérèrent dans les hautes herbes les deux daims et le sanglier qu’ils avaient abattus et attachés à des gros bâtons pour les transporter.
Sur le chemin du village, les chasseurs, massés autour de Richard, le touchèrent prudemment et le bombardèrent de questions qu’il ne comprit pas.
Savidlin lui tapa plusieurs fois sur les épaules, pressé de montrer son puissant ami aux villageois.
Ignorée de tous, Kahlan marcha près du Sourcier, ravie de son immédiate popularité. Même si elle comprenait la réaction des hommes – ne pas aimer Richard était difficile – elle sentait pourtant qu’il y avait à cet enthousiasme une raison dont elle ne savait rien et qui l’inquiétait un peu.
— Je t’avais dit que je réussirais ! triompha le jeune homme, entouré de ses nouveaux amis. Mais je n’aurais pas cru qu’il suffirait d’en étendre un pour le compte !